L’intermittence, la richesse et l’impôt

par Yann Moulier Boutang
mardi 25 mai 2004
par  le réseau d’AC !

Sur la crise de l’UNÉDIC et au-delà

La crise du financement du chômage est l’acte 2 d’une pièce qui a débuté avec celle du système des retraites. À venir , l’acte 3 de la réforme de la sécurité sociale. La droite hésite. Première option : en profiter pour revenir sur tous les acquis de l’État Providence - basculement de l’assurance sociale, des retraites des classes moyennes vers le secteur privé assuranciel, repli de l’État sur les secteurs des « nouveaux pauvres  », secourus mais en même temps contrôlés plus durement par l’activation des dépenses sociales (workfare) au risque d’une explosion sociale. L’autre option est celle d’une gestion « en bon père de famille  », qui se contenterait d’économies rognant un peu partout pour « préserver  » les principes généraux que l’on sait sensibles : augmentation des cotisations, diminution des prestations plus ou moins forte selon les aléas de la reprise économique. Le danger est double : depuis la purge barriste, il n’est pas sà»r que la thérapie soit suffisamment indolore pour ne pas susciter le même résultat que la première. Le deuxième écueil pour la droite prudente est de devenir indiscernable du centre gauche socialiste.
Le problème de la Gauche est le manque d’idée. Le Parti socialiste dans son aile réformiste ne porte pour l’instant aucun grand programme. Quant àl’aile gauche socialiste et au Parti Communiste, malgré leur plus grande attention aux mouvements sociaux, ils manifestent la même absence de grands desseins, et un blocage plus prononcé sur la Constitution européenne. Ne jurer que par la défense du service public, des 35 heures, des avantages sociaux du compromis fordiste, c’est un peu court pour répondre au défi auquel toute politique de gauche devra répondre : lancer sur les rails le train qui ramènera l’Europe sociale àBruxelles et greffera un processus fédéraliste constituant sur le tronc sauvage de la constitution.
La gauche et la droite ont certes des options opposées en matière de partage des salaires et des profits dans le revenu national, mais elles ont un même impensé qui forme un obstacle épistémologique àl’invention d’un nouveau New Deal. Pour elles, la crise de l’État Providence est une question de niveau de financement, d’impossibilité d’augmenter les dépenses et d’augmenter les prélèvements obligatoires. Or ces a priori valent ce que valent les préjugés : soutenir dans une économie de population vieillissante que les dépenses de santé ne doivent pas croître contredit le bon sens. Dire, dans une économie de la connaissance mondialisée et numérique, que les dépenses d’éducation et de recherche doivent se plier àla règle de 3% de déficit budgétaire est non seulement borné mais le meilleur moyen de tuer l’emploi et la richesse future. Il faut faire un pas de plus : dans une économie de la connaissance, considérer comme un coà»t les dépenses de soutien de toutes les formes d’activités qui ne passent plus par un temps de travail homogène et distribué régulièrement dans la journée, l’année et le cycle de vie, c’est n’avoir rien compris aux nouveaux mécanismes de formation de la valeur capitaliste. Lorsqu’on sort des catégories obsolètes de l’économie politique du capitalisme industriel, la question n’est plus de limiter la croissance des dépenses sociales en raisonnant àsystème d’impôt inchangé. Ce qui est en question c’est de rétablir le lien désormais rompu entre la nature et la finalité des dépenses de l’État-Providence, qui correspondait àun compromis viable entre l’accès àla richesse et la valeur extraite par le capitalisme fordiste. Ce lien ne passe pas par le retour au plein emploi salarié, mais par la construction sociale d’un plein emploi des ressources de l’intelligence, de l’invention. Ce plein emploi-là, celui du temps de vie, a aussi peu àvoir avec le salariat continu que la consommation d’énergie obtenue par combustion de carbone fossile, ne rime avec le développement soutenable de l’écosystème.
Ce qui a rendu supportable le salariat industriel, c’est le surcroît de liberté qu’il offrait par rapport àl’esclavage et au servage qui régnaient dans le capitalisme mercantiliste ; ce fut ensuite ce qui déconnectait l’emploi du travail effectué et qui offrait au salarié une garantie de revenu indépendamment de l’arbitraire de la relation de subordination. Ce qui a fait la force du modèle salarial, c’est le salaire indirect, l’autonomie multiforme de la rémunération. Ce qui est en cause dans la crise du salariat canonique àtravers les formes particulières d’emploi, c’est l’invention d’une nouvelle forme d’emploi adapté àla socialisation de la puissance d’invention humaine. Si le capitalisme cognitif veut profiter des nouveaux gisements de productivité , il devra accepter un nouveau compromis sur le salariat.

Déficit, vous avez dit déficit ?

La crise de l’UNÉDIC est double : la réforme des recalculés du régime général s’est enrayée avec la décision du tribunal de Marseille de considérer que le raccourcissement de la durée d’indemnisation constitue une rupture de contrat. Deux milliards d’euros de plus de déficit supplémentaire sont en jeu, car plusieurs centaines de recours ont été déposés. Mais l’UNÉDIC fuit également par un autre bout, celui des annexes 8 et 10 concernant les Intermittents du spectacle : pour faire face àun déficit croissant, on a fait sortir du dispositif 35 000 personnes en durcissant les modalités d’accès, et on a réduit la durée d’indemnisation. Un système accroissant les inégalités, sans dissuader les entreprises qui abusent du recours aux intermittents. Un système rejeté par les Intermittents et précaires, et une contre proposition qui implique une remise àplat de tout le système d’indemnisation. Pour finir, le gouvernement a accepté une révision de l’accord et la CFDT a proposé une caisse complémentaire spécifique, puis a repris la proposition du sociologue P.-M. Menger de taxer de façon progressive des entreprises qui ont recours au travail précaire.
L’UNÉDIC est une institution du fordisme. Créée en 1958, elle visait àrésoudre des crises courtes qui accompagnaient la croissance. Un mécanisme d’assurance sociale financé par des cotisations sociales paraissait apte àrépondre àcette discontinuité limitée dans l’espace et le temps de l’emploi salarié. D’autant plus que l’on assistait àune salarisation rapide de la population active . Jusque-làle chômage, considéré comme exceptionnel, relevait de l’assistance publique et de la solidarité. Faire prendre ainsi en charge le chômage revenait àaccepter que le plein emploi global soit accompagné d’un taux incompressible de chômage d’ajustement. Le paritarisme n’allait déjàpas de soi ; les négociations entre le patronat et les syndicats furent si tendues que le gouvernement menaça les partenaires sociaux de légiférer par ordonnance faute d’un accord qui fut conclu in extremis. Les syndicats ne voulaient pas reconnaître le caractère inatteignable du plein emploi, le patronat cherchait àdiminuer le montant des prestations et le montant des cotisations. Ce mécanisme de garantie de revenu lui paraissait faire obstacle àune discipline des salaires.
L’UNÉDIC fonctionna sur une salarisation continue de la population active française en pleine expansion jusqu’en 1966-67. À cette date, se manifesta un chômage de révélation : plus on créait d’emplois, plus le nombre de demandeurs d’emplois augmentait. Il devint vite évident que le mécanisme assuranciel ne parviendrait pas àrégler la question du chômage. C’est alors que fut créée l’ANPE. Dans les années de montée du chômage massif, le caractère structurel du déséquilibre a été dissimulé par le fait que le manque àgagner des caisses d’indemnisation, en raison des cotisations non perçues, correspondait sensiblement au montant du déficit. Il était tentant de dire alors : si nous revenons au plein emploi, nous retrouverons l’équilibre financier. Mais cet arbre cachait la forêt : certains régimes particuliers en plein essor, tels l’interim dès1980, puis les intermittents du spectacle àpartir de 1995, affichaient un déficit comptable permanent et croissant. Mais pouvait-on continuer àparler de déficit ? Dans une économie de plein emploi tout au long d’une vie active salariée, le recours àun système d’assurance répartissait un risque faible de chômage sur un très grand effectif de cotisants destiné às’accroître : la prime d’assurance pouvait donc être faible et les prestations conséquentes. Quand la salarisation a stagné, que l’emploi est devenu discontinu, avec de fortes allées et venues entre le salariat et le statut indépendant, et que des formes d’emploi ont été reconnues comme ne pouvant pas être continues par définition, les cotisations se sont alourdies, les prestations ont été réduites et, pour finir, le mécanisme de mutualisation des moyens financiers redevient un mécanisme individuel de protection par une épargne capitalisée. La justification collective disparaît alors : le placement de l’épargne de chacun sur les marchés financiers les plus rémunérateurs permet de garantir la prime la moins chère pour une prestation la meilleure. Si le marché financier par capitalisation volontaire faisait mieux que le système public par répartition obligatoire, pourquoi ne pas y recourir, en particulier pour les retraites avec les fonds de pension ? Avec un non-dit cruellement illustré par la faillite d’Enron : le risque de perte de la totalité du capital épargné. La question qui se pose alors pour l’emploi est la suivante : peut-on maintenir des caisses d’assurance chômage obéissant àune logique assurancielle, alors qu’elles sont destinées àêtre structurellement en déficit ? Ne faut-il pas sortir de la logique du déficit, en considérant que le financement public d’une garantie de revenu entre les emplois est un investissement ? Certaines revendications autour du droit àla formation tout au long de la vie, et de la garantie de revenu inconditionnelle vont clairement vers un desserrement de la contrainte du salariat industriel.

Quel financement du déficit structurel de l’indemnisation du chômage ?

Le financement de l’UNÉDIC en général, et celui des régimes spécifiques, a ouvert un débat qui avait déjàeu lieu sur les retraites et sur l’assurance maladie. Faut-il recourir àla cotisation sociale ? àl’impôt ? àdes systèmes d’assurance complémentaire ? et de quel type ?
Une gestion quadripartie de l’UNÉDIC nous paraît àla fois juste et inéluctable si nous tenons compte des transformations de la production de la richesse comme de l’emploi. Si le travail revêt la forme d’un temps hors les murs de l’usine ou du bureau et d’une production de soi, la productivité dépend désormais directement de la quantité et de l’intensité de la dépense publique. Le festival d’Avignon a montré que les travailleurs indépendants de la première industrie au monde, le tourisme, avaient un besoin vital des saltimbanques et des cigales intermittentes. Mais àl’échelle plus générale, les performances des plus « corporated  » des entreprises dépendent des Universités, de la qualité de l’appareil scolaire, des services publics, des autoroutes du numérique. C’est au niveau d’une redistribution globale des richesses que le marché du travail et l’emploi qui dépend du plein emploi de l’intelligence, et non pas de celui de la rente financière, pourront fonctionner sans crouler sous des déficits croissants. Il est donc logique que les pouvoirs publics jouent un rôle de premier plan. Quant àla représentation des principaux intéressés (les chômeurs), elle n’est pas seulement conforme àune exigence de démocratie, elle est indispensable si l’on veut incorporer dans le compromis social la partie sans doute essentielle de la production du temps pour soi et des espaces en garantissant l’exercice, l’inconditionnalité, les agencements collectifs. Sur ces aspects les trois partenaires sociaux traditionnels du paritarisme sont largement disqualifiés. Leur ingérence dans les processus d’auto-valorisation se caractérise au mieux par un laissez-faire indifférent, au pire par un sabotage de l’invention collective, associative ou individuelle.
Pour le financement du déficit de l’allocation chômage et de la protection sociale en général, reconnaissons avec Bernard Friot [1] que l’analyse de ses sources est utile, mais on nous permettra de rester très sceptique sur ses conclusions. Friot en effet reconnaît que la voie citoyenne anglo-saxonne, le financement par l’impôt universel a bien constitué une voie de libération du salariat de la contrainte marchande capitaliste. Donc la voie prussienne ou continentale de la cotisation sociale n’est pas la seule envisageable. Mais il décèle dans la montée du financement par l’impôt un retour en deçàdu salariat qui fait régresser les allocataires au statut de nouveaux pauvres.
En fait, entre solidarité financée par l’impôt et mécanisme assuranciel garanti par l’État mais assis sur la cotisation sociale, s’est formé un hybride dont les contours se modifiaient au fur et àmesure des transformation. La protection sociale française est un mixte de système bismarckien, alimenté par des cotisations sociales gérées de façon paritaire, et de système anglais de financement par l’allocation directe ou indirecte de l’impôt pour certaines prestations. Néanmoins, avec les transformations de l’emploi, le plein emploi est devenu un mirage, le déficit s’est installé de façon structurelle et l’on a assisté àune montée en puissance de l’impôt : ainsi la CSG (contribution sociale généralisée) en est-elle venue àreprésenter plus de la moitié des ressources de l’assurance maladie. Cette réforme conduisit àun impôt beaucoup plus juste, puisqu’il frappait tous les revenus, y compris ceux du patrimoine. Faut-il s’en affliger, comme dans le cas du financement d’un revenu universel ou de citoyenneté ? Faut-il dire que la population devient assistée ? ou au contraire que cette transformation enregistre le degré de socialisation de l’activité humaine, l’interdépendance généralisée entre les fourmis travailleuses et les cigales dispendieuses, l’inanité de la séparation entre le travail productif et le travail indirectement productif, le caractère carrément contre-productif de la séparation entre temps de travail subordonné dans l’entreprise et le temps de loisir hors du secteur productif ? Ne faut-il pas considérer que le financement par l’impôt universel, comme le mécanisme de la répartition, par opposition àla capitalisation, reconnaît la valeur d’un temps d’activité non pris en compte par l’entreprise et le secteur marchand en général.
Autrement dit, le temps de vie, la production du temps de vie et du temps propre de la connaissance avec ses règles de division, de socialisation, est un temps directement producteur de richesse. Il devient la source principale de la valeur dans le capitalisme cognitif. Sa rétribution sous la forme du salaire social et de revenu garanti est la reconnaissance du rôle productif des ses forces vives.

Quel impôt ? sur quelle richesse ?

Le déficit des régimes chômage constitue les faux frais de la production flexible. Dans le capitalisme fordien, on produisait de façon discontinue avec un salariat permanent. Dans la production post-fordiste, on produit des biens, des services immatériels de façon continue avec un salariat discontinu, mais dont le temps de vie est mis àcontribution. Les fourmis doivent devenir des cigales, et sur ces dernières pèse la financiarisation. La progression foudroyante des NTIC et du numérique démarchandise ce que les partisans des nouvelles clôtures tentent de figer àleur profit.
Alors quel impôt ? L’investissement nécessaire au modèle de l’emploi dans le capitalisme cognitif réclamera des ressources considérables. On se bornera ici àquelques perspectives . Si la création de richesse s’opère désormais autant en dehors du lieu fordien de travail et du temps de l’emploi ; si la mobilité chère àla production flexible est directement richesse, vouloir garantir la sécurité sociale de tous les intermittents du travail en taxant le travail classique est une absurdité, car la base qualitative et quantitative de ce dernier ira se rétrécissant comme une peau de chagrin. Peut-on simplement recourir aux ressources de l’impôt assis sur une société fordienne ? Certainement pas non plus. Il faut financer les bases de la nouvelle protection sociale et de l’emploi sur les nouveaux gisements de richesse, et pas sur les mines de charbon moribondes, ou sur les puits de pétrole déclinants du capitalisme industriel. Notre système d’impôt direct date d’Adam Smith et Ricardo et, pour l’impôt indirect, de l’apogée des Trente glorieuses . Ces impôts présentent la caractéristique d’être neutres par rapport àla circulation, et ils sont assis sur la rente foncière et le profit industriel. Ils s’obstinent aussi àvouloir taxer la richesse làoù elle se formerait (lieu nécessairement fixe), et non làoù elle transite financièrement.
Le résultat est connu : le capital qui a subi une cure d’amaigrissement drastique dans le capitalisme cognitif ; les profits dans leur dimension comptable peuvent disparaître grâce au prix de transfert entre les filiales de multinationales ; une partie importante de l’impôt sur les revenus non salariaux , sur les flux financiers ne peut être perçu faute de contrôle des places off shore. En revanche, l’explosion des transactions financières mesurées simplement par les flux, la progression des télécommunication, des échanges de fichiers numériques ne rapporte pratiquement rien. L’UNESCO avait calculé qu’une taxe très faible imposée aux opérateurs de l’Internet, de l’ordre du centime d’euro, lèverait annuellement des sommes plus importantes que toute l’aide publique au développement. Une taxe Tobin interne très faible mais systématique sur toute opération financière (enregistrée par les banques) lèverait des ressources sans commune mesure avec ce que rapporte l’impôt sur le revenu. C’est vers une taxe Tobin interne, ou taxe générale sur les mouvements de fonds, que l’on pourrait s’orienter.

Dans une économie où la communication est le vecteur marchand de l’activité de production de connaissance, où les externalités (les interdépendances multiples et non monétisées) jouent un rôle croissant, la réforme du code des impôts est une voie bien plus sérieuse que la réforme du code du travail. Mais sans réflexion sur les activités qui produisent de la richesse sociale, le système des impôts restera incapable de jeter les bases de la protection sociale correspondant au troisième capitalisme.


[1Friot Bernard (2004) « Libération ou subordination du travail dans les conflits sur le financement de l’emploi et de la protection sociale : l’intérêt d’une analyse des régimes de ressources  », 3e journées d’études du LAME (Reims, 31 mars-2 avril 2004).


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L'intermittence, la richesse et l'impôt
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