La constitution intermittente de l’activité
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Pour les travailleurs du social, de l’art ou de la recherche (en science sociale), l’expérience de l’intermittence est désormais constitutive de la professionnalité [1]. Ces travailleurs de l’immatériel partagent en effet nombre de dispositions associées à l’exercice intermittent d’une activité et se trouvent, de la sorte, partiellement ou totalement déliés des appartenances salariales classiques. Si de nombreux constats nous incitent à rapprocher ces différentes formes de travail, nous devons prendre garde à ne pas forcer l’analogie. Plutôt que de les rapporter d’emblée à un point de vue d’ensemble ou de les rassembler immédiatement dans une théorisation unifiée, nous préférons parcourir chacune de ces réalités pour débusquer, dans leur singularité même, certains éléments constituants de l’intermittence. Cela nous permettra de cerner progressivement - sur les trois plans du social, de la science, et de l’art - ce que cette « constitution intermittente de l’activité  » peut recouvrir et dans quelle perspective elle engage le travailleur.
DES EXILÉS DE L’INTÉRIEUR
Que ce soit dans le champ de la recherche, de l’art ou du social, les professionnels sont de plus en plus fréquemment conduits à s’acquitter de leur tâche et de leur fonction en dehors des espaces-temps habituellement dévolus au travail, souvent en rupture avec les institutions légitimes, selon des temporalités toujours discontinues [2]. Cette propension à la discontinuité est un constituant majeur de la réalité de leur travail. Ainsi, ils sont nombreux à se vivre comme des exilés de l’intérieur, à savoir comme des professionnels qui font rupture avec leur activité sur le terrain même de cette activité, qui l’investissent pleinement tout en se dissociant d’elle. Telle est la condition partagée par l’intervenant social qui exerce son métier hors de l’enceinte légitime des institutions sociales et dont l’espace-temps du travail ne se distingue en rien de l’espace-temps du territoire dans lequel il intervient ; par l’artiste-sans-lieu qui, par choix esthétique ou nécessité économique, déborde continà »ment l’art sur le terrain même de l’art au gré des espaces qu’il investit et des interactions qu’il noue ; ainsi que par le chercheur qui, en l’absence d’assise institutionnelle, à l’Université ou au CNRS, construit son activité sur un mode plus diffus, en l’inscrivant dans les interstices des financements publics, en lien avec des travaux d’étude, de recherche-action ou de formation. Nous les désignons comme des « exilés de l’intérieur  » dans la mesure où ils sont pleinement artistes, travailleurs sociaux, ou chercheurs, mais sans accéder à l’apparat distinctif et légitimant de ces professions.
Cette expérience de l’intermittence est acquise de longue date dans le domaine artistique - la lutte récente des intermittents du spectacle en a rappelé l’envergure expérientielle, statutaire et politique. Pour autant, même dans les métiers de l’art, l’intermittence recouvre des conditions d’activité parfois très éloignées puisque, dans un même secteur, l’intermittence peut se trouver partiellement « humanisée  » lorsque les artistes remplissent les critères requis pour accéder à une protection-chômage (le statut d’intermittent du spectacle) ou, au contraire, extrêmement précarisée, au point de rendre les conditions d’exercice du métier très aléatoires et de forcer le professionnel à occuper des activités de simple survie économique, au détriment de son travail de création.
La constitution intermittente de l’activité ne cesse de se renforcer dans le champ du travail social, un domaine d’intervention qui fut pourtant longtemps structuré par des professions à statut (éducateur, assistant de service social, animateur, conseillère en économie sociale et familiale), s’exerçant dans des services et des institutions parfaitement réglementés. Cet héritage de l’État-providence est fortement remis en cause, depuis maintenant quinze ans, avec la généralisation des politiques d’insertion - des politiques publiques agissant à l’échelle des territoires, indépendamment des institutions historiques du social, sous la forme de dispositifs-missions ou d’actions-projets à l’activité très flexible, fortement ciblés et à la durée limitée. L’émergence de cette force de travail intermittente, mobilisée sur mission ou sur projet, très diverse dans sa qualification et dans ses trajectoires d’accès à l’activité, signe donc une forme de dé-professionnalisation [3] de ce secteur. Le marché du travail est désormais plus ouvert et la palette des qualifications se voit elle aussi fortement diversifiée. Ainsi, des chercheurs ont pu dénombrer cent quatre-vingts appellations de poste différentes pour les cinq cents intervenants sociaux qu’ils ont interviewés. Lors de la même recherche, on a constaté que dans une même institution (une Mission locale) la même fonction (l’accompagnement de jeunes) était occupée par des personnes titulaires d’un CAP, d’un troisième cycle universitaire ou d’un diplôme classique du travail social [4].
Le champ de l’intervention sociale se construit désormais sur deux plans. « D’un côté un univers rationnel-légal, essentiellement procédural, hérité d’une logique d’intervention verticale définissant des populations cibles, des ayants-droits, des seuils et des conditions d’accès, avec des agents chargés de distribuer des prestations fixées à l’avance et d’en vérifier le bien-fondé  » [5]. De l’autre côté, une logique de régulation, essentiellement processuelle, structurée de façon transversale à l’échelle des territoires d’intervention, se réajustant constamment au gré des objectifs d’action et en fonction de l’évolution des référentiels de politique publique, avec des intervenants recrutés sur mission ou sur projet, chargés de coordonner l’action, de lui donner sens localement et d’en évaluer la réalisation. La notion de « gouvernance  » est habituellement avancée pour caractériser ce type de politique publique qui se décline en une multiplicité d’actions et ne construit pas spontanément sa cohérence. Cette logique de gouvernance affecte profondément l’exercice de l’activité puisqu’elle implique la présence d’une force de travail suffisamment mobile pour s’adapter à la versatilité des dispositifs et des référentiels d’action. C’est effectivement en ces termes que se dessine la nouvelle « constitution  » de l’intervention sociale, avec sur son versant politique une logique de gouvernance, et sur son versant professionnel une logique d’intermittence. Gouvernance et intermittence représentent les deux facettes d’un même processus constituant : l’intermittence en tant que constitution « matérielle  » de l’intervention (logique d’action) ; la gouvernance en tant que constitution « subjective  » (logique d’acteurs).
LA CONSTITUTION DISSÉMINÉE ET DÉMULTIPLIÉE DE L’ACTIVITÉ
Les travailleurs du social, de l’art ou de la recherche (en science sociale) partagent cette radicale expérience du dépaysement qui les amène de plus en plus fréquemment à s’acquitter de leur activité en dehors des lieux homologués et indépendamment des formes attendues. L’expérience est acquise depuis longtemps pour les artistes - lesquels, depuis longtemps, ne se laissent plus intimider par un quelconque classicisme. Les avant-gardes artistico-politiques ont, de ce point de vue, tenu leur engagement historique en déblayant le terrain de l’art de ses derniers oripeaux académiques. Il est désormais largement admis que l’on puisse faire oeuvre d’art de toute part, en quelque lieu que ce soit, dans une multiplicité de formes. L’art est une pratique qui ne se délimite plus [6].
De leur côté, les professionnels formés aux sciences sociales se voient opposer plus de résistance. Les délimitations académiques résistent, qu’elles soient d’ordre symbolique avec l’idéalisation de l’enceinte universitaire ou épistémique avec l’emprise des découpages disciplinaires. En la matière, les avant-gardes politico-intellectuelles (la génération soixante-huit) ont opéré à l’inverse des avants-gardes artistiques. Dans un souci d’indépendance de la pensée critique, elles ont investi et re-légitimé l’Université et les instances académiques. Alors que l’idéal du beau a fait défection et que rares sont les artistes à se prévaloir encore de lui, l’idéal de vérité se maintient et justifie un compromis politique, central dans la régulation de la vie universitaire actuelle, qui réunit les tenants d’une pensée critique, issue des mouvements gauchistes, et les gardiens de l’orthodoxie universitaire. En dehors des instances légitimes, point de salut. Cette forte centration académique laisse peu de marge (de reconnaissance et d’initiative) pour les travailleurs de la recherche qui n’accèdent pas à un emploi au sein de l’Université ou du CNRS. Est-il nécessaire de préciser que nombre d’entre eux possèdent pourtant toutes les qualités attendues pour être promus dans ces hauts lieux de la recherche mais que la faiblesse des recrutements élimine de facto de nombreux prétendants ?
Une force de travail intermittente existe bel et bien dans le champ de la recherche mais elle reste peu visible. Deux procédés contribuent à cette invisibilisation. De nombreux chercheurs intermittents préparent leur thèse, sont donc considérés comme des chercheurs en formation et, à ce titre, ne sont pas pleinement reconnus dans leur compétence. Lorsqu’ils sont associés à des programmes de recherche, lorsqu’ils souscrivent à des contrats d’étude ou de recherche-action, trop souvent leur activité sera considérée comme du travail d’appoint, purement alimentaire, comme des sortes de petits boulots étudiants. L’exercice intermittent de l’activité de recherche se trouve donc déclassé au sens propre du terme puisque renvoyé dans l’en-deçà d’un véritable travail de recherche, conduit par un chercheur qualifié. Le fait de maintenir longtemps le jeune chercheur dans une situation d’apprentissage permet, à bon compte, de ne pas s’interroger sur cette force de travail précaire qui gravite autour des laboratoires, qui supplée si souvent au manque d’enseignants titulaires, et qui contribue largement à la réalisation de nombreux programmes de recherche. Cette force de travail intermittente (les petites mains de la recherche) n’est pas reléguée à la périphérie de l’institution - car sa contribution à la vie de l’université est centrale - mais elle est en quelque sorte escamotée de l’intérieur, tant le non-dit est fort en ce domaine [7].
Un deuxième procédé permet de se défaire, à bon compte également, de cette question sensible. Au fur et à mesure que le jeune chercheur investit des activités d’étude, de recherche-action, d’évaluation, afin simplement de vivre, sa professionnalité va progressivement se dévaloriser, se démonétiser, au sens propre du terme ; elle ne sera plus monnayable d’un point de vue académique. Cette activité, dans laquelle il a souvent engagé le meilleur de sa compétence scientifique, lui sera reprochée lorsqu’il se présentera devant les instances académiques, en particulier à l’occasion des procédures de qualification ou des concours de recrutement, car elle l’aura rapproché inconsidérément du travail de consultant. Et l’on sait combien la démarcation entre chercheur en science sociale et consultant est farouchement entretenue de part et d’autre, au fil d’invectives complaisamment échangées [8].
On voit donc que la nouvelle constitution du travail (post-fordiste), qu’elle relève du social, de l’art ou de la recherche en science sociale, s’élabore à l’échelle de ces trois secteurs de façon extrêmement différenciée, voire contradictoire. Cette constitution disséminée et démultipliée de l’activité est revendiquée par les travailleurs de l’art car elle signe une émancipation vis-à -vis des emprises académiques et s’accompagne d’une ouverture des lieux et des pratiques - l’expression d’une démocratisation. Elle s’avère, par contre, fortement conflictuelle pour les travailleurs de la recherche, dès lors que les différentes aristocraties intellectuelles tiennent le devant de la scène et parviennent à invisibiliser les nouvelles pratiques, à les disqualifier. Le processus est très avancé dans le champ du social, et les professions canoniques, fondatrices de l’activité et instauratrice de ses règles (déontologiques et procédurales), ont fait la douloureuse expérience, au long de années quatre-vingt-dix, de leur (relative) marginalisation, principalement dans le domaine de l’insertion. Longtemps, cette évolution a été plus subie qu’investie. Désormais, assez fréquemment, les équipes d’intervenants sociaux ont su composer de nouvelles compétences collectives et agencer de réelles coopérations de travail en tirant bénéfice de cette différenciation des qualifications et des trajectoires d’accès au métier.
MICRO-BASSINS DE TRAVAIL IMMATÉRIEL ET ACTIVITÉ TOUJOURS EN SURCROIT D’EXISTENCE
On peut considérer que chaque politique publique configure, à partir d’elle et autour d’elle, voire à l’intérieur d’elle-même, un micro-bassin de travail immatériel [9], centré sur des fonctions d’intervention et de médiation sociales, articulé sur des territoires délimités à dessein - territoires qui peuvent relever d’une ville, d’un département, d’une intercommunalité (par exemple, dans le cadre d’un plan local d’insertion par l’économie) ou d’une infra-territorialité (un quartier jugé sensible ou catégorisé à risque). Ces micro-bassins de travail immatériel - délimités par les politiques publiques et indexés sur des dispositifs d’intervention sociale - constituent donc le cadre de mobilisation de la force de travail intermittente. Ses qualifications sont très hétérogènes : pour une part, associée à l’obtention d’un diplôme universitaire, et pour une autre part, directement produite par la conduite intermittente de l’activité et la diversification des expériences qu’elle entraîne. Le secteur social n’est plus régulé professionnellement, dans l’acception classique du terme, à travers la capacité des professions (éducateur, assistant de service social...) à « assurer et maintenir une fermeture de leur marché du travail, un monopole pour leurs activités, une clientèle assurée pour leur service, un emploi stable et une rémunération élevée, une reconnaissance de leur expertise  » [10]. Le secteur social existe désormais en tant que « bassin de travail immatériel  » qui s’actualise à la mesure de chaque politique publique et se ponctue à l’échelle de chaque territoire d’intervention.
En matière artistique, une configuration de ce type a également vu le jour. Une force de travail créative-intellectuelle - très mobile, fortement précarisée - a émergé massivement au long des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, au fur et à mesure que les métropoles régionales investissaient le champ culturel et l’instrumentalisaient pour renforcer l’image de la ville et en valoriser la « créativité  ». La multiplication des festivals incarne cette évolution. La force de travail artistique a été largement sollicitée par des collectivités locales, en forte concurrence entre elles, qui investissaient dans l’art afin de renforcer leur attractivité et marquer leur distinction. Des micro-bassins de travail immatériel se sont donc constitués, en lien étroit avec ces festivals et en prise directe avec les territoires métropolitains - sur un mode très officiel et légitime (l’art intronisé par le pouvoir local dans une volonté d’affichage), mais tout aussi nettement sur un mode « off  » (des activités artistiques disséminées dans la ville). La constitution de ces micro-bassins de travail immatériel a donc impliqué deux processus, parfois frontalement contradictoires : le déploiement politique - au sens d’une politique publique - d’une force de travail artistique dans le cadre des festivals, à des fins très souvent « proclamatoires  » et « spectaculaires  » (le spectacle que la ville donne d’elle-même) et, à l’inverse, le dépliement de cette force de travail en une multiplicité d’activités au sein des territoires urbains (les occupations, les friches, les arts de la rue, les interventions urbaines...). D’un côté, un art consacré par le pouvoir local et « scénarisé  » de façon ostentatoire lors des festivals ; d’un autre, un art incorporé dans la ville, indissociable de ses territoires, en parfaite consonance. Souvent, bien sà »r, le même artiste se trouve impliqué par l’un et l’autre de ces processus. Les micro-bassins de travail immatériel se configurent, se dessinent, saison après saison, le long de ces lignes de tension et de contradiction. La constitution de l’activité n’est donc justifiable d’aucun modèle en particulier.
L’intermittence est une disposition de travail intimement liée aux pratiques artistiques, qui les caractérisent depuis longtemps. La formulation s’avère pourtant trompeuse. Elle est trompeuse si elle laisse entendre que l’intermittence s’apparente à une disposition de toujours - une sorte de tribut payé à la création, un gage de liberté. Elle est franchement fallacieuse si elle contribue à entretenir la fiction de l’artiste bohème, de l’artiste sans attache, libre de ses engagements [11]. La question de l’intermittence est d’une toute autre portée. Elle ne saurait être rabattue sur le seul plan individuel ni se rapporter uniquement à l’artiste dans son rapport de soi à soi. L’intermittence telle que nous la réfléchissons ici, loin de se limiter à l’entre-soi de l’activité, s’inscrit bien dans une perspective d’ensemble : un processus constituant. Si nous devions rassembler notre propos de manière synthétique, nous formulerions les choses de la sorte : l’intermittence représente le « régime  » [12] sous lequel l’activité se réalise (son mode d’intensification, sa démultiplication projet après projet, contrat après contrat, festival après festival, sa dissémination) ; quant au bassin de travail immatériel, il en cristallise la portée, il en module les « dimensions  » (son mode d’extensification, l’envergure qu’elle prend coopération après coopération, partenariat après partenariat, son devenir-réseau). La constitution intermittente de l’activité et sa modulation à l’échelle d’un bassin de travail immatériel sont donc deux caractéristiques en contiguïté étroite, dont chacune forme le corrélat de l’autre. C’est la raison pour laquelle l’intermittence telle qu’elle se présente aujourd’hui dans les territoires métropolitains, telle qu’elle s’incarne dans la succession et l’alternance des festivals, nous éloigne définitivement de cette figure « historique  » de l’artiste bohême pour nous approcher d’une force de travail créatrice, en voie de massification, structurant de véritables bassins de travail immatériel à l’échelle des grandes métropoles. C’est sur ce plan-là que le raisonnement doit s’indexer.
La constitution intermittente de l’activité possède donc un caractère éminemment écosophique [13] dans la mesure où l’activité ne se laisse jamais définitivement délimiter ni contenir : toujours en surcroît d’existence en fonction des contextes rencontrés, des territoires investis, des contrats engagés (le caractère intensif de l’activité, le « régime  » de l’intermittence), et toujours en prolongement d’existence en fonction des réseaux mobilisés, des coopérations revendiquées, des partenariats négociés (la portée extensive de l’activité, l’envergure d’un bassin de travail immatériel). C’est à la fois une activité qui s’actualise, ponctuellement et temporairement, à l’occasion d’un contrat et d’une initiative (un surcroît d’existence inauguré par un contexte de travail différent, une dissémination), et une activité qui se déploie continà »ment, à la mesure des réseaux et des coopérations dans lesquels elle s’inscrit (un prolongement d’existence amorcé par un nouveau rapport de travail, une démultiplication).
UNE LUTTE QUI SE TRAME DANS LA VILLE
En bloquant les festivals, au printemps et à l’été 2003, les artistes et techniciens ont porté l’offensive au cÅ“ur des bassins de travail immatériel. Le terrain de la lutte n’est autre que le territoire urbain lui-même puisque l’activité s’y déploie, s’y déplie. L’horizon de la lutte englobe la métropole dans son ensemble comme il se doit pour une revendication qui émerge simultanément en une multiplicité d’endroits. La lutte est portée par une multitude de créateurs qui ont investi la ville le temps du festival ; elle s’inscrit dans une multiplicité d’espaces qui sont mobilisés, détournés, occupés à l’occasion d’une création ou d’une représentation. Effectivement, le mouvement se trame dans la ville. Il s’étend à travers elle jusqu’à la recouvrir. Il la parcourt dans ses moindres espaces, le long des réseaux de création, à l’occasion des différents spectacles, en fonction des proximités de programmation.
L’interruption des spectacles signe l’arrêt du festival et, dans la foulée, le blocage de la ville, car la ville est réellement bloquée - si bien contrariée sur le plan de son image et de sa promotion, si bien entravée dans la circulation et la reproduction de ses affects, de son imaginaire, de son identité que, pour une fois, cette ville arrogante, cette ville-entreprise semble prise de court. La lutte des intermittents l’affecte au cÅ“ur de son idéal de réussite (l’excellence culturelle, intellectuelle, scientifique) et la laisse démunie. Les travailleurs de l’art et de la culture sont les seuls travailleurs à pouvoir la contredire sur le terrain-même de sa « performance  » car le blocage des festivals lui retire ses ressources expressives, distinctives, identitaires. Les travailleurs du spectacle, en refusant d’exercer leur art, bloquent les connexions symboliques et imaginaires de la ville et interrompent les flux spéculaires (la circulation des images et des perceptions) dont la ville a impérativement besoin pour préserver sa notoriété et entretenir son attractivité ; ils agissent en cela à l’égal des transporteurs qui, eux, lors de luttes antérieures, en obstruant les carrefours de circulation, sont parvenus à bloquer l’approvisionnement des métropoles. La lutte des uns affecte la reproduction immatérielle de la ville, celle des autres sa maintenance matérielle. Dans l’un et l’autre cas, c’est bien la ville qui devient le lieu et le support de la lutte (sa matrice), au point d’en devenir l’enjeu, la raison-même. A l’occasion de leur lutte, les intermittents ont certes porté à la connaissance du public certaines réalités de leurs métiers (sa précarisation) mais ils ont également fait connaître les métropoles locales et régionales sous un jour nouveau, en montrant combien elles sont dépendantes de leur image et combien les festivals sont indispensables à leur reproduction spéculaire. Les artistes sont parvenus, le temps d’un printemps et d’un été, à contredire le discours ininterrompu que la ville tient sur elle-même, « son monologue élogieux  » [14].
La lutte des intermittents séduit par l’intelligence de son organisation (transversalité du mouvement, logique de coordination) et de ses agencements (réactivité, démultiplication, mobilité des initiatives), ainsi, bien sà »r, que par la portée politique de sa revendication. Cette lutte balaie une confusion que droite et gauche entretiennent complaisamment : le fait que la constitution intermittente de l’activité conduise immanquablement à sa précarisation. Non, intermittence n’est pas synonyme de précarité. Intermittence et précarité ne sont pas équivalents, ni politiquement, ni socialement. S’il est vrai que, dans de nombreux secteurs, la constitution intermittente de l’activité s’accompagne d’une précarisation féroce, les artistes et les techniciens montrent que cette évolution n’est aucunement inéluctable. Cette lutte adresse un signe politique puissant à tous les intermittents (quel que soit leur secteur de travail) : la constitution intermittente de l’activité doit se doter d’un droit du travail adapté et doit promouvoir la plus haute des protections pour le travailleur. Il s’agit bien de défaire cette formulation politique perverse qui ne laisse au travailleur aucun autre choix que l’acceptation de la précarisation ou l’attente jamais récompensée d’un emploi stable : soit l’abandon de tout idéal de protection (entériner la dégradation de ses conditions de vie et livrer son activité à la dé-régulation néo-libérale), soit l’adhésion à un idéal défunt (espérer la restauration de l’ordonnancement fordiste du travail). Les intermittents du spectacle montrent une autre voie : la possibilité pour les travailleurs intermittents de défendre, sur le terrain même de l’intermittence, une « constitution  » du travail, respectueuse des conditions de vie et protectrice des personnes. En particulier, dans cette perspective, la revendication d’un « revenu social garanti  » (un revenu décent et inconditionnel) est absolument décisive [15].
La question de l’intermittence ouvre, pour le travailleur, un autre front de lutte qui, lui, l’affecte directement dans le contenu de son activité. Comme nous l’avons vu, l’intermittence désolidarise le travail des différentes instances, très unifiées, très englobantes, qui le légitimaient et l’accréditaient [16]. L’activité intermittente n’a pas d’autre corps que le corps social ; elle ne dispose d’aucun terrain ni espace en propre, puisqu’elle est systématiquement ré-employée ailleurs. Il s’agit donc pour le travailleur intermittent de réfléchir à ce que signifie, pour une activité, de ne plus être articulée sur des régulations globales, mais de s’exercer selon des références et des orientations très variables. Comment assumer collectivement cette pluralité, dès lors que les travailleurs concernés ne se rattachent plus aux mêmes qualifications mais sont issus de trajectoires très diverses ? [17]. Le travailleur devient-il simple observateur de son propre activisme, qui le conduit à relancer son activité contrat après contrat, dispositif après dispositif, financement après financement ? La réalisation de l’action, de la prestation, de la représentation est-elle seule digne d’attention, sans plus de préoccupation pour son contenu, sa valeur, sa pertinence ? Le travailleur peut-il se contenter de simplement agir et de montrer sa dextérité dans le fait justement de parvenir à agir (à créer, à penser, à accompagner) en tout lieu et toute circonstance ?
De nombreux travailleurs intermittents, par choix ou nécessité, désertent les lieux traditionnels d’exercice de leur activité mais, pour autant, ne sont pas prêts à renoncer à ce qui fait la qualité et la spécificité de leur activité. Ils se considèrent comme des artistes, des chercheurs, des travailleurs sociaux à part entière, mais des artistes, des chercheurs, des travailleurs sociaux confrontés à de nouvelles manières d’expérimenter, de vivre et d’exercer leur « art  ». Mais si ces « exilés de l’intérieur  » veulent continuer à désigner leur travail dans les termes d’une science, d’un art, d’un travail social, encore faut-il qu’ils parviennent à ouvrir les espaces où cette parole constituante pourra s’exprimer - et qu’ils y réussissent au plus près de l’exercice de leur compétence (au sein de leurs territoires d’intervention, dans le cadre des politiques publiques qui les mobilisent, à l’occasion des financements qui leur sont octroyés). Les travailleurs intermittents sont donc confrontés à cette gageure de concevoir de nouvelles régulations adaptées à cette « discontinuité continue  » qui les caractérise, et d’implanter ces régulations au cÅ“ur de l’activité, dans sa conduite-même. Il appartient ainsi aux intermittents du travail social de revendiquer leurs « espaces de professionnalité  », au sein desquels, collectivement, ils mettent en débat les référentiels des politiques publiques, confrontent leurs orientations d’action, attestent la pertinence de leur intervention. Il appartient également aux intermittents du travail scientifique de négocier les « espaces épistémiques  » indispensables à la « mise à l’épreuve réciproque  » de leurs connaissances, de leurs problématiques ou de leurs observations, en l’absence de quoi leur travail s’éparpille, s’effrite et, in fine, ne se hausse jamais à la mesure d’un savoir réellement « éprouvé  » collectivement, donc partageable et transmissible.
L’ouverture de ce front de lutte nous semble indispensable. La constitution intermittente de l’activité implique une réflexion sur le contenu de cette activité ; elle ne peut pas non plus faire l’impasse sur la nature des régulations qu’elle introduit et des agencements qu’elle produit. Cette ligne de conflit traverse chaque activité : aucun travailleur de l’art, du social, de la recherche ne peut assumer une action ou une intervention sans la rapporter immédiatement à ce que, socialement et politiquement, elle va énoncer, problématiser ou agencer. Mais cette ligne de conflit interpelle aussi, globalement, la régulation de chaque micro-bassin de travail immatériel puisque c’est bien en leur sein que ces « espaces d’appropriation collective  » peuvent voir le jour.
[1] Cet article prolonge et ré-ajuste le contenu d’une intervention présentée, en décembre 2003, dans le cadre du séminaire « Intermittence et salariat  » animé par Patrick Cingolani et Bernard Friot (Université Paris X - Nanterre).
[2] Nous avons discuté cette question in « Mutations des activités artistiques et intellectuelles  », éd. L’Harmattan, 2000, p. 63 et sq. (chapitre 5, « L’exode du travail hors de sa condition salariale  »).
[3] Une dé-professionnalisation bien plus qu’une dé-qualification. Cf Jean-Noë l Chopart (sous la dir. de), « Les mutations du travail social (Dynamiques d’un champ professionnel)  », Dunod, 2000, p. 45.
[4] Idem, respectivement p. 59 et p. 42.
[5] Ibidem, p. 2, sous la signature de Jean-Noë l Chopart.
[6] Nous développons ce constat in « Mutations des activités artistiques et intellectuelles  », op. cit., p. 31 et sq (chapitre 2, « Un art rendu à sa multitude  »).
[7] Isabelle Pourmir, dans son ouvrage « Jeune chercheur (Souffrance identitaire et désarroi social)  », éd. L’Harmattan, 1998, lève le voile sur la condition qui est réservée aux chercheurs précaires au sein de la recherche publique.
[8] Nous avons longuement discuté ce rapport entre recherche et consultance in « La relation de consultance (une sociologie des activités d’étude et de conseil)  », éd. L’Harmattan, 2003.
[9] Cf Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato, Antonio Negri, « Le Bassin de Travail Immatériel (BTI) dans la métropole parisienne  », éd. L’Harmattan, 1996.
[10] Claude Dubar et Pierre Tripier, « Sociologie des professions  », Armand Colin, 1998, p. 13.
[11] Une sociologie du travail artistique doit se défaire de ces fictions, de ces fables, entretenues avec beaucoup de complaisance par les artistes et leurs publics ; elle doit considérer l’artiste comme un travailleur et étudier son activité de ce point de vue. Ce qui ne conduit, en aucune façon, à méconnaître sa dimension créatrice. Cf notre ouvrage, « Une sociologie du travail artistique (Artistes et créativité diffuse)  », éd. L’Harmattan, 1998, p. 33-34.
[12] Nous employons le terme « régime  » au sens de mode de fonctionnement : modulation, variation, intensité...
[13] Félix Guattari, « Les trois écologies  », Galilée, 1989.
[14] Guy Debord, « La société du spectacle  », Gérard Lebovici, 1989, p. 13.
[15] Carlo Vercellone (s. la dir. de), « Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?  », La Dispute, 2003, p. 247 et sq.
[16] Un rapprochement, ici, peut être fait. Voilà ce que Michel de Certeau écrit à propos de l’expérience religieuse : « Certes, pour la première fois dans l’histoire, les discours par lesquels une civilisation se pense ne sont plus religieux. Mais l’expérience qui se désigne encore elle-même comme “religieuse” n’en persiste pas moins. Elle s’effrite seulement. Elle se démultiplie et se disperse. Elle se désolidarise des grandes institutions unifiées qu’étaient jusqu’ici les religions. Elle se détache de plus en plus des “appartenances” ecclésiales. Si elle se dit encore, c’est à travers des discours multiples, en genèse, parce que nulle institution particulière n’est en situation "sacerdotale" de dire à tous une vérité de tous  », in « La faiblesse de croire  », Coll. Points Essais, 1987, p. 248. Les travaux de Michel de Certeau nous intéressent en ce qu’il interroge une expérience (religieuse) qui déserte ses lieux traditionnels d’appartenance sans pour autant renoncer à ce qu’elle est en tant qu’expérience.
[17] Le manque d’un « à -quoi  » protecteur auquel le travailleur peut se rattacher, une activité qui n’est plus qualifiée par un « à quelque chose  » déterminée, ainsi que le thématise Paolo Virno in « Opportunisme, cynisme et peur  », éd. de L’éclat, 1991, p. 36.