Rigueur budgétaire : « Une politique d’austérité, mise en œuvre à l’échelle européenne, sera un remède pire que le mal »

vendredi 4 octobre 2024

Tribune paru dans le Monde du 03/10/2024

Des économistes, membres d’Attac et de la Fondation Copernic, parmi lesquels Esther Jeffers et Pierre Khalfa, dénoncent, dans une tribune au « Monde », un faux débat sur la dette publique.

Sans surprise, le premier ministre, Michel Barnier, a pointé, mardi 1er octobre, dans son
discours de poli3que générale, « notre de2e publique colossale » et entend baisser
massivement les dépenses publiques, tout en envisageant de« demander une
par6cipa6on (…) aux grandes entreprises qui réalisent des profits importants » et « une
contribu6on excep6onnelle aux Français les plus fortunés ».

Il semble suivre ainsi Adrien Auclert, Thomas Philippon et Xavier Ragot, qui, dans une
tribune, « Budget 2025 : “La ques3on n’est pas de savoir s’il faut réduire le déficit, mais
comment le faire sans peser trop fortement sur la croissance” » (Le Monde du
17 septembre), constatent que « l’heure est partout à la consolida6on budgétaire » et
prônent « une réduc6on du déficit primaire structurel de 4 points de PIB [produit intérieur brut], soit 112 milliards d’euros étalés sur sept à douze ans », avec dès ce"e année 20 milliards, essen3ellement par des baisses de dépenses.

Ces économistes, qui n’excluent certes pas « des hausses, possiblement transitoires, de la fiscalité », évoquent la « diminu6on des aides aux entreprises en repensant les allégements de charges ». Rappelons que les baisses d’impôts ou de prélèvements en faveur des ménages les plus riches et des grandes entreprises coûtent chaque année 76 milliards au budget de l’Etat et que les subven3ons sans contrepar3e accordées aux entreprises sont de l’ordre de 170 milliards. Les marges de manœuvre sont donc réelles.

Le spectre de la situa4on de la Grèce

C’est pourtant la baisse des dépenses publiques qui est privilégiée en ma3ère de services publics, de financement de l’Assurance-maladie et des complémentaires santé. Pis, les auteurs se prononcent pour « un excédent primaire [hors charge de la de"e] d’un point de PIB à moyen terme », car, nous disent-ils, « pour réduire la de2e, il faudra dégager des surplus primaires », c’est-à-dire avoir un budget durablement excédentaire.
Ce qu’ils nous proposent ici est donc une cure d’austérité massive et prolongée qui ne dit pas son nom, même s’ils s’en défendent en avançant vouloir essayer de trouver un point d’équilibre concernant la vitesse de l’ajustement. Le grand absent chez ces économistes, comme d’ailleurs du discours du premier ministre, est l’état de l’économie et de la société, française autant qu’européenne. Or, la zone euro fait aujourd’hui face à une stagnation économique, et la France n’est pas épargnée.
Dans une telle situation, une politique d’austérité, de plus mise en œuvre à l’échelle
européenne, sera un remède pire que le mal qu’il est censé guérir et ira, en défini3ve, à
l’encontre du but recherché. Alors que l’investissement des entreprises est au plus bas, que la consomma3on des ménages stagne ou régresse, baisser les dépenses publiques aura un effet récessif qui, in fine, aggravera la situa3on des finances publiques. Phénomène bien connu dont la Grèce a fait l’amère expérience.

« Lente agonie »
Il est par3culièrement significa3f qu’aucune allusion ne soit faite au rapport que vient de présenter Mario Draghi à la Commission européenne. Celui-ci constate que « le revenu disponible réel par habitant a augmenté presque deux fois plus aux Etats-Unis qu’en Europe depuis 2000 » et que, faute d’un sursaut d’inves3ssement, l’économie européenne est condamnée à « une lente agonie ». Rappelons que, en trente ans, la produc3vité horaire du travail dans la zone euro a augmenté moi3é moins qu’aux Etats-Unis. Mario Draghi indique que les inves3ssements annuels nécessaires pour combler ce retard se monteraient à 5 points de PIB. Comment faire ces inves3ssements, que ce soit en ma3ère écologique, sociale ou industrielle, avec un budget durablement excédentaire ?
Mais, nous dira-t-on, il y a le feu au lac. La de"e publique se monte à 110 % du PIB et la
charge d’intérêt est d’environ 50 milliards d’euros par an, soit 1,8 % du PIB ; elle était de près de 4 % à la fin des années 1990, et alors considérée comme soutenable. Il est vrai toutefois que cette somme pourrait être plus u3lement employée.

Une réforme fiscale porteuse de justice est nécessaire

Remarquons par ailleurs qu’une partie non négligeable du coût de la dette (13,6 milliards d’euros) provient de l’émission par l’Etat de 3tres indexés sur l’infla3on. Au contraire des salaires, le capital est protégé contre l’infla3on ! Que faire alors ? Une réforme fiscale porteuse de jus3ce est évidemment nécessaire.
Les entreprises et les ménages doivent être mis à contribu3on en fonc3on de leur richesse effec3ve. Mais, aussi importante soit-elle, elle ne suffira pas à financer les inves3ssements massifs qui sont aujourd’hui nécessaires ; aussi, s’ende"er est une nécessité. Ces inves3ssements perme"ront de construire des infrastructures qui seront u3lisées des décennies durant par plusieurs généra3ons, c’est pourquoi un financement par la de"e est légi3me.
Dire cela ne signifie cependant pas accepter la forme que prend l’ende"ement actuel, qui, aujourd’hui, dans l’Union européenne (UE), place la de"e publique sous l’emprise des marchés financiers. Or, si l’on veut à la fois se prémunir contre les risques d’une spécula3on sur la de"e publique et réduire sa charge, il est nécessaire de dégager durablement le financement public de ce"e emprise des marchés.
Un disposi4f pour garan4r la stabilité du financement
Il faut pour cela créer un disposi3f qui, comme jusqu’aux années 1980, garan3ra la stabilité du financement ; son cœur sera formé par un pôle bancaire public, édifié autour des ins3tu3ons financières déjà existantes ; il perme"ra d’orienter l’épargne populaire vers les inves3ssements sociaux et écologiques stratégiques décidés démocra3quement. N’étant pas soumis à la logique de la rentabilité financière, ce pôle bancaire public pourra ainsi être un acheteur important et stable de 3tres de la de"e publique. Par ailleurs, il pourra avoir accès aux liquidités fournies par la Banque centrale européenne dans le cadre de ses opéra3ons de refinancement, comme le permet l’ar3cle 123.2 du traité sur le fonc3onnement de l’UE, les 3tres de de"e publique cons3tuant un collatéral de très bonne qualité. Les ins3tu3ons
financières privées doivent quant à elles être soumises à un contrôle strict et avoir
l’obliga3on de placer une par3e de leurs ac3fs en 3tres de la de"e au taux fixé par la
puissance publique.

Les signataires de la tribune, Jean-Marie Harribey, Esther Jeffers, Pierre Khalfa, Dominique Plihon, Jacques Rigaudiat, économistes, sont tous membres d’A"ac et de la Fonda3on Copernic.